jeudi 9 juin 2016

Les étudiants américains et leur lutte contre les « auteurs blancs décédés » (suite et non fin)

Une pétition lancée par des élèves de la prestigieuse université américaine veut « décoloniser » le programme de littérature anglaise qui ne ferait étudier que des auteurs blancs, morts de surcroît.

Étudier Shakespeare serait-il une forme de discrimination ? C’est ce que suggère une pétition lancée par des étudiants de la très prestigieuse université américaine de Yale. Ils veulent « décoloniser » les programmes universitaires. En cause, le cours d’« introduction aux « grands poètes de la langue anglaise », obligatoire en première année de littérature anglaise, qui ne met au programme que des auteurs blancs. Au menu, on trouve en effet les plus grands noms du corpus canonique de la langue anglaise : Geoffrey Chaucer, Edmund Spenser, William Shakespeare, John Donne, John Milton, Alexander Pope, William Wordsworth, et T.S. Eliot.

W. Shakespeare, son étude obligatoire sera préjudiciable
pour tous les étudiants en littérature anglaise de Yale

« Il est temps pour la licence de littérature anglaise de décoloniser — et non pas diversifier — ses cours. Il est inadmissible qu’un étudiant de Yale voulant étudier la littérature anglaise ne lise que des auteurs blancs » écrivent les pétitionnaires. [Note : ceci est faux. Il existe des cours optionnels où l’on étudie des auteurs de couleur, voir par exemple ENGL 306 (Afro-américains), ENGL 352 (Asiatico-américains), etc.] Les élèves demandent l’abolition de l’étude des principaux auteurs anglais, pour « inclure des littératures en rapport avec le genre, la race, le capacitisme [Note : discrimination liée au handicap] et l’ethnicité ». « Une année passée autour d’une table de séminaire où les contributions littéraires des femmes, des personnes de couleur, des queer sont absentes sont néfastes pour tous les étudiants, peu importe leur identité », arguent les pétitionnaires qui parlent un peu vite pour tous les étudiants. S’ils insistent sur le fait que ce programme créerait « une culture spécialement hostile aux personnes de couleur », ils déclarent bien que le programme est nocif, néfaste (harmful) envers tous les étudiants. On aimerait bien en savoir plus sur les étranges raisons qui permettent aux pétiionnaires d’affirmer cela.

La pétition, qui aurait recueilli 160 signatures (la liste est anonyme), n’est pas du goût de tout le monde. « Je suis trop las de commenter de telles sottises », soupire Harold Bloom, un prestigieux professeur d’Humanités de Yale dans le Daily Beast. Kim Holmes, auteur conservateur a, quant à lui déclaré, dans le Washington Times : « Ce n’est pas seulement une offense au savoir, mais à l’idée même d’une éducation libérale. » « Ces gens ne sont pas intéressés par la diversité, mais par la conformité », déplore-t-il. « C’est un mouvement idéologique qui a pour but de fermer les gens à la grande richesse de savoir et de sagesse de la civilisation occidentale. »

Ironie du sort, les étudiants qui réclament un Yale plus « inclusif » intellectuellement ne semblent avoir aucun problème avec le manque patent de diversité politique à l’université Yale. Selon un article écrit en 2012 dans le Yale Daily News, 97 pour cent des contributions politiques des employés de Yale sont allées au Parti démocrate.

Chasse aux « mâles blancs européens morts »

La chasse aux « mâles blancs européens décédés » ne date pas d’hier. C’est une polémique qui revient régulièrement sur le tapis aux États-Unis, en particulier sur les campus américains où le « politiquement correct » règne en maître. L’impératif de « décolonisation » des savoirs universitaires ou de la culture tire ses origines des études dites « postcoloniales ». Née aux États-Unis dans les années 80 sous l’influence notable d’Edward Saïd, cette branche de la sociologie prétend déconstruire l’héritage culturel laissé par la colonisation pour donner une part plus visible aux minorités. En 1992 déjà, le professeur de littérature Bernard Knox avait pris la défense des « Plus anciens mâles blancs européens décédés » dans un livre du même nom où il plaidait pour la préservation des grands classiques.

Yale est à la pointe de ce combat censément antiraciste qui s’apparente à la police de la pensée. En décembre 2015, une professeur avait dû démissionner après avoir envoyé un courriel critiquant la position de l’université sur les déguisements d’Halloweeen.

Les petits Robespierre de Yale


Comme c’est le cas depuis des années, le comité des affaires interculturelles de Yale avait auparavant envoyé un courriel appelant les étudiants à faire preuve de discernement pour les costumes d’Halloween. Il est désormais de mauvais ton aux États-Unis d’arborer un visage noirci au charbon pour incarner un loup-garou, car cela pourrait être interprété comme un dénigrement des Noirs ; ou il est peu recommandé pour les blondes de se déguiser en Mulan ou de porter une coiffe à plumes, car les étudiants indiens américains ou chinois pourraient percevoir ces choix comme « l’appropriation d’une autre culture ». C’est dans ce contexte miné qu’Ericka Christakis a appelé dans son mail les étudiants « à juste détourner la tête » si quelque chose ne leur plaît pas, ou à exprimer leur désaccord. « Les universités américaines… deviennent de plus en plus des lieux de censure… Sommes-nous d’accord ? » écrit-elle. Des mots qui vont déclencher la tempête.

« Sentiment d’invisibilité »

Du coup, son mari est venu à la rencontre des « indignés » de Yale. Mais l’entretien dégénère. « Vous devez vous excuser ! » lance une étudiante qui hurle de plus en plus fort. « Non, je ne suis pas d’accord », répond Christakis, qui écoute avec une patience infinie. Il répète qu’il comprend « la souffrance » des étudiants de couleur, mais qu’il ne s’excusera pas. « Alors, qu’est-ce que vous foutez à ce poste ? » continue l’étudiante afro-américaine, perdant son sang-froid. « Votre boulot ne consiste pas à créer un débat intellectuel… Comment faites-vous pour dormir la nuit ? Vous êtes répugnant », conclut-elle. Scène stupéfiante. Est-on vraiment à l’université de Yale, ce haut lieu de culture ? L’étudiante ne sera ni renvoyée ni réprimandée. Des manifestations vont au contraire démarrer, pour demander la démission… des Christakis.




Quand Le Figaro s’est rendu sur place quelques jours plus tard, un calme trompeur plane sur Yale. En face de la bibliothèque Sterling, véritable cathédrale d’architecture néogothique, les étudiants s’attardent sur les bancs. Mais la plupart restent silencieux sur la fronde qui couve. Les rares qui parlent ne donnent pas leur nom et s’empressent de souligner à quel point ils se sentent « en phase » avec les revendications des « insurgés ». Ce qui frappe, c’est que leur langage est idéologique et codé. Ils parlent « racisme institutionnel », « privilèges blancs », « sentiment d’invisibilité ». Mais ils restent vagues sur tout exemple concret de racisme. Seul incident évoqué, en dehors du courriel : le fait qu’une étudiante noire aurait été laissée à la porte d’une soirée organisée par la fraternité Sigma Alpha Epsilon. Le videur aurait déclaré que seules « les filles blanches » étaient acceptées. La Fraternité a nié catégoriquement l’incident et rappelé que nombre de ses membres sont noirs. Mais le doute, véhiculé par les réseaux sociaux, persiste. Les étudiants sont également nombreux à penser que les Christakis devraient quitter Silliman, parce qu’ils n’ont pas « protégé » les sensibilités des jeunes dont ils ont la charge. « Ils ont profité de leur position de pouvoir », répètent-ils.

Zachary Young, 20 ans, qui préside une association dédiée à la libre parole, a recueilli 800 signatures pour défendre le couple. Membre du collège Silliman, cet étudiant se dit indigné de la manière dont Nicholas Christakis, « un libéral, très à l’écoute », a été traité : « Les étudiants disent être déstabilisés de le croiser à la salle de gym ! C’est puéril ! » « S’ils veulent se battre pour la justice sociale, qu’ils aillent voir les discriminations qui persistent dans les ghettos noirs de New Haven, à quelques kilomètres. Ils parlent du “privilège blanc”, mais ne voient-ils pas qu’ils font aussi partie des privilégiés ? » renchérit une étudiante étrangère qui taira son nom de peur d’être « lynchée » par ses pairs…

« Règne du politiquement correct »

Ces deux jeunes conservateurs — une rareté sur les campus — disent aussi « ne pas être surpris par la révolte » vu « le règne du politiquement correct ». Zach Young mentionne la vague récente d’annulations d’invitations de conférenciers jugés « non conformes », comme la musulmane laïque Ayaan Hirsi Ali ou la directrice du FMI, Christine Lagarde, au nom « du droit à ne pas être offensé ». « Je ne suis pas d’accord avec l’idée qu’il existe ici une oppression raciale systémique vis-à-vis des minorités. Cette université est certainement l’une des plus inclusives du pays », dit-il, notant en riant que les conservateurs sont peut-être les plus discriminés. L’avocat Floyd Abrams, ancien de Yale et spécialiste du premier amendement, estime qu’« il faut répondre au malaise des étudiants de couleur ». Mais il met en garde « contre la tendance grandissante à exiger des limitations à la liberté de parole, notamment dans les salles de classe ». « Exiger de mettre au rancart des œuvres intellectuelles majeures sous prétexte qu’elles pourraient offenser certains, c’est très dangereux. Si les Christakis étaient poussés à partir, ce serait un signe terrible envoyé par l’université. »

Yale cède et embauche davantage de professeurs afro-américains,

Après avoir pris son temps, Yale a finalement refusé l’ultimatum étudiant et conforté les Christakis à leur poste. Acceptant en revanche d’autres revendications, comme l’embauche de davantage de professeurs afro-américains, la mise en place d’un soutien psychologique plus actif et de formations des enseignants aux questions de discrimination.

Cette navigation prudente traduit l’inquiétude des autorités, alors que les protestations se sont répandues comme une traînée de poudre à travers d’autres universités du pays, touchant plus d’une centaine de campus. Le président de l’université du Missouri a dû par exemple démissionner sous la pression d’associations étudiantes noires et de l’équipe de football universitaire, pour ne pas avoir eu une politique d’inclusion des minorités suffisamment « active » après les émeutes de Ferguson. La grève de la faim d’un étudiant inspiré par ces événements a visiblement joué un rôle déclencheur. Mais ce qui frappe, comme à Yale, c’est qu’aucun fait précis de discrimination n’a motivé la « révolte », juste des sentiments diffus d’isolement et la découverte d’une croix gammée dessinée avec des excréments dans des toilettes…


« Déconstruction du modèle occidental »

Signe du vent révolutionnaire qui souffle, un professeur « coupable » de ne pas avoir annulé un examen pendant les manifestations a failli être forcé à la démission pour avoir manqué d’« empathie »…

Rapporter à a police tout « discours haineux »  

L’administration évoque désormais la création de règles enjoignant aux étudiants de rapporter à la police tout « discours de haine » qu’ils pourraient entendre en classe. « Une mesure très dangereuse », dit l’avocat Floyd Abrams. À Claremont McKenna College, en Californie, la doyenne a dû quitter son poste parce qu’elle avait proposé de faire plus pour intégrer « ceux qui ne sont pas dans le moule CMC », une formule jugée… raciste ! Au prestigieux collège Amherst, les étudiants exigent de débaptiser l’établissement — qui doit son nom à un général britannique de l’époque prérévolutionnaire — au motif qu’il avait suggéré de combattre les Indiens avec des couvertures infectées. Ils ont aussi réclamé des « excuses de la direction » pour « l’héritage institutionnel de la suprématie blanche » ainsi que pour « l’hétérosexisme, le cissexisme, la xénophobie » et autres discriminations. À Princeton, un débat féroce a surgi à propos d’un panneau mural mettant en scène l’ancien président Woodrow Wilson, soudain décrété infréquentable en raison de son passé esclavagiste…

Nombre de voix conservatrices comme libérales soulignent en revanche que les griefs des étudiants semblent largement nourris de la revanche identitaire véhiculée par le corps enseignant « progressiste » qui a fait main basse sur les humanités dans les facultés, faisant des études critiques et de la « déconstruction du modèle occidental » sa doxa.

Des universités de moins en moins blanches 
 
Ce mouvement s’étend en même temps que la clientèle des universités américaines devient de moins en moins blanche. Les blancs sont ainsi désormais minoritaires à Yale (voir ci-dessous) alors qu’ils formaient encore 77,4 % de la population américaine en 2014. Et pourtant Yale n’est classé que n° 124 au palmarès de la diversité ethnique des universités américaines.

Diversité ethnique de Yale (étudiants, 1er degré)


« Les héritiers postmodernes des marxistes ont ressuscité le prisme dominant-dominé en remplaçant simplement les ouvriers par les minorités sexuelles ou raciales. Le but est resté le même : lire le monde comme une éternelle bataille entre l’homme blanc, colonialiste et machiste, et ceux qu’il aurait toujours et seulement opprimés », regrettait ce printemps le professeur de théorie politique de l’université de Georgetown Joshua Mitchell. En écho à sa préoccupation, d’autres intellectuels s’inquiètent d’une révolution « culturelle » si préoccupée de diversité qu’elle annihile tout espoir de créer un socle commun entre communautés. Ainsi le New York Times rapporte-t-il la contre-attaque des anciens d’Amherst, qui se sont vigoureusement opposés en interne au changement de nom de leur alma mater. « Nous stérilisons l’histoire en éliminant les anciennes mascottes, a noté William Scott, diplômé de 1979, sur un site internet des anciens étudiants. C’est comme de brûler les livres. »

Nous assistons à la révolte de « petits Robespierre », avertit le Wall Street Journal. Clairement, la révolution culturelle des plus jeunes et leur tendance à la victimisation systématique commence à inquiéter les aînés.

Voir aussi

Des universités politiquement correctes qui doivent « protéger » leurs étudiants


Canada — Liberté d’expression et d’opinion menacée dans les universités

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